Hommage à Michelle Guillon-Gattegno

Michelle et Carmen: de Buenos Aires à La Rochelle

Michelle Guillon
Michelle Guillon

Michelle Guillon était une universitaire respectée et aimée. Mais pour moi, elle était ma plus vieille amie, une enfant arrivée comme moi à Buenos Aires sur un bateau français. Elle, après la Libération, moi, à un mois d’âge, en octobre 1939. Entre ces deux émigrations, la guerre maudite, pour elle une réalité d’autant plus dramatique qu’elle était juive, pour moi un drame mis en scène tous les jours par la parole de mes parents et les républicains espagnols de notre famille élargie. Dans nos deux cas, la France était à la fois un idéal et une trahison. Nous nous sommes rencontrées dans une salle de classe du Collège Français de Buenos Aires, où mes parents m’avaient inscrite pour que j’apprenne le français, malgré Argelès-sur-Mer, en hommage à leurs amis parisiens et aux Droits de l’Homme et du Citoyen. Dans ce Collège, l’espagnol était banni en principe. Michelle n’en savait que quelques mots, appris sur le bateau. Moi je ne maîtrisais pas encore le français. C’est de cette amitié que je veux parler ici.

C’était un jour quelconque de l’année 1946, à Buenos Aires. Juan Perón avait gagné les élections, après une campagne dont les vociférations de la rue m’avaient effrayée. Nous étions dans la classe de 10ème qui faisait suite, après le déjeuner  au « Primero Superior » du matin,  car l’école primaire argentine était obligatoire. Nous, les élèves (le Collège était mixte), avons donc appris à lire et à écrire deux fois : en espagnol les mots correspondaient aux sons, à quelques exceptions près, et les maîtresses nous donnaient un baiser si nous étions sages et appliqués ; en français c’était le contraire et les maîtresses sévissaient avec rigueur, traquant les fautes d’orthographe et les gallicismes. Nous étions donc dans la classe de français, placés par ordre de taille.  Comme j’étais la plus grande, je me trouvais au fond. La nouvelle venue, petite, un peu boulotte et les cheveux de bataille, était assise au premier rang. Elle s’appelait Michelle Gattegno. Son allure déjetée traduisait son refus, sa révolte et son désarroi. Je ne le savais pas encore, mais j’en avais l’intuition. Le mot qui me venait à l’esprit était pobrecita. Son aspect détonait dans ce Collège qui avait adopté la devise argentine, fière de son école laïque, gratuite et obligatoire résumée en un mot: la prolijidad, c’est-à-dire, la bonne tenue. Si Michelle ne se conformait pas à cet idéal, elle intervenait en classe avec pertinence, car elle était très intelligente. Elle avait un autre atout : elle était pour l’heure la seule vraie Française fraîchement arrivée de ce pays, pour moi légendaire.

Un jour, la maîtresse eut la mauvaise idée de nous faire une dictée sur la guerre (je suppose qu’il s’agissait de celle de 1914, car nos livres de français, qu’on se procurait dans un sous-sol mystérieux appelé « fournitures », dataient un peu. Celui que nous avions contenait deux choses pour moi insolites : une gravure suivie d’un texte sur les glaneuses et des vieilles photos de Verdun. Tout d’un coup, Michelle se mit à pleurer. La maîtresse arrêta net la dictée. « Quelque chose ne va pas ? ». Entre ses sanglots, elle dit qu’elle savait ce qu’était la guerre et qu’elle ne voulait pas de cette dictée. En la voyant pleurer (comportement banni au Collège), des enfants rigolèrent. Je trouvai la scène pénible et, malgré ma timidité (car je ne parlais pas encore très bien) je me levai et dis, de ma voix hispanique : « moi aussi je sais ». Michelle me jeta un regard reconnaissant et, à la récréation, elle s’approcha et m’embrassa. Depuis ce jour-là, nous fûmes inséparables. Les enfants, en nous voyant ensemble, chantaient une chanson infantile en espagnol sur la rencontre improbable d’un nain et d’un géant, pour nous tancer. Cela ne dura pas parce que je répondais par un coup de pied ou une tape. J’imposai la loi du plus fort et la paix régna dans la cour de récréation. Pour elle, je sacrifiai mon tableau d’honneur.

Le père de Michelle, Félix,  était d’origine sépharade. A Marseille il avait monté un réseau pour faire évacuer les juifs avec des faux papiers et un peu d’argent. De Gaulle le récompensa et comme il sut que M. Gattegno parlait espagnol et qu’il était très cultivé, il le nomma attaché culturel à Buenos Aires. C’était une belle affectation car, à cette époque, cette ville brillait de tous ses feux.  Ita, la mère de Michelle, née en Belgique, était juive elle aussi, mais totalement laïque. Michelle avait deux autres sœurs : Danielle, qui suivit la carrière de Chimie, partit, par amour, en Italie, et se consacra par la suite à la politique. Catherine, la cadette, fit une carrière scientifique brillante en Argentine, puis aux Êtats Unis, avant de s’installer à Paris, où elle devint une figure importante de l’astrophysique européenne. Les Gattegno étaient fiers de leurs trois filles à juste titre. Comme elles étaient toutes les trois de petit gabarit, on les appelait, avec affection, « las Gatteñitas ». Quand son affectation diplomatique prit fin, Félix Gattegno décida de rester à Buenos Aires et d’ouvrir une Librairie française. Ce fut Galatea, à deux pas de l’université de Buenos Aires, un foyer culturel important. Je lui dois, entre autres choses qui ont marqué mon enfance, de m’avoir recommandé un livre qui faisait fureur en France, « Tristes Tropiques », d’un certain Lévi-Strauss. Cet auteur me fascina et c’est pour suivre son séminaire que je suis retournée en France en 1964 et j’y suis restée.

Mais revenons à notre enfance. Parallèlement à mes amis, fils comme moi de républicains espagnols, avec lesquels les jeux consistaient à se cacher, à faire des cabrioles et à courir et crier très fort – notre énergie semblait inépuisable et de temps en temps un parent sévissait -, avec Michelle seules comptaient l’imagination et la littérature. Je ne me souviens plus comment l’idée nous est venue d’inventer un pays appelé Gestofia, « pays jeune et terre promise » selon notre devise. Gestofia avait un gouvernement duel constituée par moi-même, renommée « Generalisis » et par Michelle, « Muliñandupeli ».  A la vérité nos noms étaient beaucoup plus longs ; je les avais puisés dans un livre pour enfants en espagnol et nous les trouvions très beaux et mystérieux. Ce pays imaginaire avec sa langue (nous avions élaboré aussi un lexique), son histoire et sa géographie, venait remplir le vide que la guerre avait ouvert dans nos deux vies, puisque la France et l’Espagne, comme Gestofia, n’existaient que dans notre imagination. Avec le temps (car Gestofia se prolongea le long des cycles du primaire), nous avons crée un journal mensuel. Les textes étaient illustrés et je me chargeai des dessins car Michelle était un peu brouillonne ; elle apportait, en revanche des informations économiques sur ce pays parfait (monnaie, cultures et industries). Sa sœur cadette Catherine nous fit même un « papier » sur les animaux « gestofais » . Il y avait encore une rubrique de faits divers drôles inspirés de Buenos Aires et de sa population issue des quatre coins du monde.  Ma sœur, Michelle et moi, les Gatteñitas et parfois, une fille aînée qui nous inspirait confiance, consacrions du temps à ces rubriques. Nos parents et autres amis adultes nous achetaient des exemplaires et nous gardions les sous dans une petite boîte dont l’emplacement était secret. Gestofia connut un petit succès chez nos condisciples, ce qui nous donnait beaucoup de travail parce que les exemplaires étaient d’abord écrits à la main, puis tapés à la machine par Ita, la mère de Michelle, qui s’amusait beaucoup de ces inventions.

Probablement Gestofia serait devenue une sorte de « société secrète » s’il n’y avait pas eu l’éblouissement de la littérature, une véritable passion nous partagions, Michelle et moi. Quand je restais coucher chez les Gattegno, Michelle et moi lisions uniquement des textes en français : des poèmes, des comédies et des tragédies. Notre engouement pour la littérature nous amena à lire un pensum médiéval que Félix Gattegno conservait dans sa bibliothèque : Le roman de la rose. Cette lecture nous valut le respect de notre professeur de français de la classe de 5°. C’est alors que nous eûmes l’idée de représenter, devant des invités, chez les Gattegno,  « Le Cid » de Corneille.  Comme nous partagions une même idéologie égalitaire, il nous parut juste de nous répartir, Michelle et moi, le meilleur rôle, celui de Rodrigue. Les Gatteñitas et ma sœur Tonica, ainsi que deux ou trois copines de classe se distribuèrent les rôles secondaires. Comme le Cid changeait de voix et surtout de taille à chaque scène, cela provoquait l’hilarité des spectateurs, les parents et autres amis. L’année suivante nous décidâmes de réitérer nos prouesses théâtrales, mais cette fois-là c’est moi qui représentai l’Avare, car je trouvais très drôle de me grimer et me rouler par terre en pleurant pour ma « cassette » . Le public reconnut notre effort de mémorisation, nous n’avons jamais « perdu » un alexandrin ni une réplique, nous avions improvisé des costumes, dessiné les programmes, faits « au pochoir », une technique que mon père m’apprit. Les parents donnèrent un peu d’argent avec lequel nous avons loué des perruques. Cette fois-là la représentation eut lieu chez moi, avec un public d’Espagnols qui riaient aux éclats.

L’Avare fut notre chant du cygne. Les cours devenaient plus lourds, plus longs, il y avait du latin et de l’anglais, nous avions des tonnes de devoirs et les professeurs agitaient l’épouvantail des deux bacs. C’est à ce moment que surgit notre seule dissension : Michelle était devenue sioniste et moi j’écrivais à la main des tracts pour dire que Nasser avait raison dans l’affaire du Canal… Ce désaccord ne dura pas longtemps et nous nous sommes retrouvées dans la croyance partagée concernant le triomphe inévitable des forces productives. Michelle et moi avons passé le bachot terminal à l’Ambassade de France en Argentine. Aussitôt après les résultats, Michelle s’embarqua dans un paquebot pour retourner, seule, en France, et suivre des études à la Sorbonne. Nous nous sommes dit adieu sur le quai de la Dársena Norte, là où mes parents et moi étions arrivés en Argentine, en novembre de 1939.

Nous nous sommes retrouvées deux ans plus tard en 1958. Ma mère voulait revoir ma grand’mère, restée en Espagne, et nous sommes d’abord passées à Paris, pour voir les amis français qui nous avaient hébergés en 1939. Michelle, avec le stoïcisme qui la caractérisait, faisait la garde de nuit dans une cellule du Parti communiste, au cas où il y aurait une « descente » musclée de partisans de l’Algérie française. Indignée par la rigueur de ces camarades qui imposaient à Michelle une telle responsabilité, et impressionnée par son dénuement et sa ferveur de Pasionaria, ma mère nous emmena dans un restaurant de Montparnasse où Michelle rattrapa en deux heures des journées de faim; elle lui acheta aussi deux collants en laine parce qu’elle était jambes nues et c’était l’hiver.

Michelle eut la chance de trouver, en Jean-Claude Guillon, un magnifique compagnon. Je fis sa connaissance en 1964. Je me mariai à mon tour en 1966 dans la maison qu’André avait dans les Ardennes : Michelle était là et attendait la naissance imminente de sa fille Hélène. Comme cette maison avait été celle de la tante de Rimbaud, j’ai eu bien peur que la passion littéraire nous fasse un mauvais coup et qu’elle accouche face au « petit trou de verdure » de la vallée de l’Aisne, ce qui ne lui aurait pas trop déplu.

Puis les études reprirent leur droit, Michelle passa son agrégation dans le désordre joyeux de mai 68, tandis que moi je faisais mes premiers cours comme assistante à Nanterre, ayant comme étudiant un certain Daniel Cohn-Bendit. Nous nous sommes vues régulièrement pendant des années et je veux croire qu’en choisissant d’étudier l’immigration, Michelle avait dans un coin de sa tête la Babel du Rio de la Plata de notre enfance. À la mort de Jean-Claude – au début de ce XXIe siècle- sa mémoire, autrefois si prodigieuse, commença à flancher. Elle voulait que je l’accompagne en Italie pour revoir sa sœur Danielle, mais je n’étais pas encore remise d’un SARS (antérieur de celui qui nous a confinés tant de mois), que j’ai traîné pendant un an. Entre temps j’ai su qu’elle était dans une clinique, quelque part du côté de La Rochelle. Catherine m’a retrouvée et j’ai pu être là pour l’accompagner avec les siens au cimetière.

Michelle avait beaucoup de qualités. Rigoureuse dans ses travaux, elle était, aux dires de tous ceux qui étaient présents à ses obsèques, toujours souriante et prête à aider les plus jeunes. À cette générosité que tous ont reconnu, je voudrais ajouter une autre vertu: incapable de tricher, courageuse devant la vie, droite, et sensible, Michelle était noble, dans le sens moral de ce terme, comme le Cid de notre adolescence.

Carmen Bernand

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